La Mordovaquie de Jean-Paul Deswattenne :
un système stalinien… mais en beaucoup plus drôle
Ces deux romans « Et Dire qu’on ne se doutait de rien » et « Suite Mordovaque » de Jean-Paul Deswattenne (Ed l’Harmattan, 2021 et 2023), bien qu’écrits sur le ton de la farce, offrent un regard presque réaliste sur notre époque. L’intrigue commence, avec le premier roman, dans une petite ville de la France profonde, pour se poursuivre avec le second dans la dictature imaginaire d’un petit pays des Balkans répondant au doux nom de Mordovaquie et dont le projet ne serait rien moins que de mettre à mal la civilisation occidentale.
Comme dans les romans de Marcel Aymé ou les poèmes de Jacques Prévert – dans la lignée desquels l’auteur semble se situer – le réalisme et la satire sociale croisent la fantaisie et l’insolite.
Ce sont les premiers romans d’un auteur qui a passé la première jeunesse mais qui ne s’est jamais tenu loin des livres. Grand lecteur autant par goût que par la profession de libraire-bouquiniste qu’il a exercée pendant plus de trente ans, Jean Paul Deswattenne a également toujours aimé raconter (voire dessiner) des histoires. Qu’il fut jeune écolier ou simple employé de banque, la rédaction de courtes histoires et de carricatures lui permettant de tromper l’ennui en donnant libre court à son imagination, ont pris la forme de fanzines – tels de petits samizdats qui circulaient sous le manteau.
Sous le pseudonyme de Picaret, il a participé comme scénariste occasionnel à l’aventure de Métal Hurlant. Ce fut une époque, dans les années 70-80 où, sous cette bannière, la BD moderne prenait son essor dans l’anticonformisme. Emportée par le souffle nouveau qui après 68 traversait la société et la culture, elle a alors acquis ses galons, jusqu’à être élevée au rang de neuvième art.
Les couvertures des deux livres, la première par Mattéo, la deuxième par Berbérian, signent une parenté avec l’univers de la bande dessinée, qui se confirme au fur et à mesure de la lecture.
On retrouve dans l’écriture romanesque des deux romans la rapidité de lecture propre à ce genre. Dialogues et chapitres courts doivent aussi à la méthode des plans séquences du cinéma où l’on passe assez brutalement d’une situation à une autre (comme dans short cuts de Altman) et donnent rythme et vitesse au récit. Comme au cinéma également, des moments de décrochage parsèment le récit et l’égayent, y créant de petites fenêtres légères ou drolatiques.
L’auteur, nous conduit par sauts et gambades le long de petits chemins buissonniers où surgissent les objets les plus inattendus, parfois amenés par des jeux de mots ou jeux sur les mots dont il se délecte . Ainsi cette digression sur les oies, bien typique de son style, et où l’on entendra son patronyme :
« Un concert de cacardages se fait entendre… Les oies du savant se pressent contre le grillage séparant les deux jardins… Il y en a bien une vingtaine. Quel raffut !..
– Elles n’aiment pas me voir ailleurs que chez elles (plaisante le professeur). Elles sont jalouses des voisins… (et il ajoute en levant les yeux au ciel) Ah ! mes oies tènes ! Elles finiront par me rendre dingue !..
– Vos oies tènes ?..
– Ah ! Vous n’êtes pas au courant ?.. Votre oncle ne vous en a pas parlé ?.. L’oie tène est une oie de pure race, originaire de la région de La Tène, en Suisse, et La Tène est le berceau de la civilisation celte, bien des siècles avant J.-C… Vous voyez, ça remonte à loin…
Jean Paul Deswattenne, qui décidément aime bien ces volatiles, convoque le même vocable OIE pour former l’acronyme de l’association de contre-espionnage organisatrice d’un voyage en Mordovaquie. C’est la MIA OIE (O.I.E. étant à lire comme Organisation Intérieure et Extérieure ). En effet dans la petite ville, cadre du premier volume, se trament d’étranges choses dans le dos du bon peuple, des rumeurs de type conspirationniste se répandent, et c’est presque « naturellement » que s’instaure dans les esprits l’idée qu’une influence étrangère nuisible est à la manœuvre. Cette fois on dirait bien que c’est vrai, tout vient de Mordovaquie, dictature qui tire les ficelles. Il faut aller voir ce qu’il en est !
Dans le second volume, dont l’essentiel de l’action se situe en Mordovaquie, on retrouve des personnages marquants du premier : William Beaucroissant, improbable espion chargé d’établir le contact avec la résistance mordovaque et engagé dans des démêlés sentimentaux encore une fois très compliqués, Gilbert Gaufrier promu au rang de délégué de l’Association des Amitiés Franco-Mordovaques, toujours fanfaron, fat et assoiffé d’honneurs. S’y ajoutent une galerie de personnages croqués avec humour.
Le régime mordovaque ressemble comme deux gouttes d’eau au système stalinien… mais en beaucoup plus drôle
Bien des aspects de l’organisation de ce pays sont sortis de l’imagination de l’auteur, nourrie par une abondante documentation concernant les congrès de type stalinien, et les innombrables brochures de propagande éditées en français depuis Moscou et Pékin. Sans compter quelques souvenirs de l’auteur remontant au temps où lui-même, dans sa prime jeunesse, militait dans les organisations révolutionnaires.
Certaines pages où il nous dépeint le Congrès du Parti Mordovaque, où sont comme réunis Jubilée et Couronnement – les mêmes qui espacés de cinquante ans scandent la vie de la Reine d’Angleterre – pourraient sortir de certains discours que nous lisons malheureusement encore aujourd’hui dans les journaux. Mais l’incongru s’y glisse.° Tandis qu’à la tribune les phrases ronflantes s’enchainent, et les interventions évidemment toutes rédigées à l’avance par des plumes autorisées, voici que Gilbert Gaufrier prend la parole, chargé de lire un discours en langue mordovaque qu’on n’a pas eu le temps de lui traduire.
Le représentant de la France monte d’un pas conquérant les marches qui le conduisent jusqu’au micro et quand il est face à celui-ci, il pose résolument les deux feuillets sur le pupitre, bombe le torse, prend sa respiration (Ça va mieux !), décide de commencer par le feuillet bleu et se lance dans l’aventure… L’accent n’y sera peut-être pas, mais on lui pardonnera volontiers, on pourra même penser qu’il est polyglotte.
Voici ce qu’entend l’Assemblée internationale, moins le président de séance et son assesseur, tous deux occupés à régler quelques menus détails d’intendance : « Pour quatre personnes, il faut quatre beaux poivrons rouges qu’on aura préalablement évidés, et qu’on remplira avec la farce {…] »
Les dictatures sont la grande calamité de notre époque.
Il est aussi permis d’en rire.
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Edith Apelbaum,
à propos de la rencontre du 30 juin 2023 chez Borealia
avec l’auteur des romans Jean-Paul Deswattenne.
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