Marie-José Minassian : ce qu’une fille du XVIIe siècle nous apprend sur les visionnaires et l’invisibilisation des femmes


Marie-José Minassian : ce qu’une fille du XVIIe siècle nous apprend sur les visionnaires et l’invisibilisation des femmes

Le roman biographique « Une fille de M. Buxtehude. Histoire d’une femme sans histoire » (Triartis Éd.) a beau concerner une femme au tournant du XVIe-XVIIe siècles, la vie de ce personnage – en s’intéressant à l’égalité hommes-femmes, à l’accès au savoir et à la création – pose des questions qui font écho aux débats actuels et qui en donne une grille de lecture passionnante.

Nous sommes à Lübeck, ancienne ville impériale libre, capitale du Nord, puissance commerciale qui fut à la tête des cent villes de la hanse. Au XVIIe siècle, la région de Lübeck développe son agriculture et son industrie ; la ville commerce avec la France et la Russie. Né en Suède, éduqué au Danemark, Dietrich Buxtehude est organiste à Helsingborg, en Suède à partir de 1658, puis, dix ans plus tard, est nommé organiste titulaire de l’église Sainte-Marie de Lübeck. C’est la « paroisse des marchands ». Bien que la ville soit en proie à une crise économique importante, elle reste une grande puissance, dirigée par des bourgeois marchands dans une société très hiérarchisée. Buxtehude lui-même acquiert le titre de bourgeois. Il composera 275 œuvres, dont une partie sont commandées par de riches marchands. Épousant la fille de son maître, il a sept filles entre 1669 et 1686, parmi lesquelles Anna-Marghreta.

Ce n‘est pas un roman à proprement parler. Tous les détails historiques sont justes.

C’est dans ce contexte que l’on va suivre Anna-Marghreta, fille du compositeur, qui décide en 1706, alors que la santé de son père décline, d’écrire les mémoires de celui-ci afin que son œuvre ne tombe pas dans l’oubli.

La couverture du livre reprend un tableau de Gabriël Metsu (Femme au virginal, 1665) qui se trouve au Musée de Rotterdam. Celui-ci représente une femme de milieu modeste dans un vêtement peu chamarré. On peut se plaire à penser que cette femme ressemble à l’héroïne : celle-ci a fréquenté son église de Lübeck et elle a probablement joué d’un instrument comme celui du tableau, avec les mêmes inscriptions en latin.

Anna Marghreta était fille d’un homme qui était un bourgeois influent, une personnalité musicale de première importance à Lübeck, homme au grand charisme, connu pour animer les cérémonies à l’église comme de vrais opéras. Hélas, on a peu d’éléments biographiques sur cette femme. « J’ai voulu rendre un peu de vie à Anna, à travers des rencontres avec des femmes de son époque. Évidemment, les sentiments, la façon d’être, j’ai dû les attribuer à Anna. » Le lecteur suit l’héroïne jusqu’à la fin de sa vie, où elle se rend compte qu’elle avait des talents qu’elle aurait pu exploiter et réalise qu’elle n’a pas eu le courage de quitter l’univers de son père.

J’apporte un peu de chair, de passion, de sentiments à un personnage dont on ne connaît pas grand chose.

On est en 1630, époque à laquelle on laissait encore les femmes dans l’ignorance. Les femmes ne sont pas présentes dans les discours : par exemple, il y a eu des femmes peintres, mais elles ne sont pas présentes dans les discours des théoriciens de la peinture de l’époque. « Cet univers-là, que je ne connaissais pas, me permettait donc de donner une vie à cette jeune femme et de lui rendre hommage. », commente l’auteure. En fait, toutes ces femmes qui ont rapport à la peinture, à l’astronomie, la botanique… sont totalement ignorées. Ce livre est donc loin de ne concerner que la famille Buxtehude.

 Marie-José Minassian en dédicace chez Borealia le 26/06/21
Marie-José Minassian en dédicace chez Borealia le 26/06/21

Le texte de Marie-José Minassian, fruit de dix années de travail, redonne ainsi de la chair au personnage de Anna-Marghreta et lui redonne la place qu’elle mérite dans l’histoire qui l’avait effacée. Au-delà de l’histoire d’une femme de la bourgeoisie de Lübeck, l’on découvre que la richesse d’une vie s’est probablement trouvé effacée par la masculinisation de l’Histoire et la mise à l’écart des femmes. En effet, « au fur et à mesure que je me suis rapprochée de mon héroïne durant l’écriture de ce livre, j’ai rencontré de plus en plus de femmes dont la biographie montre que la vie des femmes est loin d’être en retrait. », explique Marie-José Minassian.

Au fur et à mesure que je me rapproche de mon héroïne je rencontre de plus en plus de femmes dont la biographie montre que la vie des femmes est loin d’être en retrait.

À cette époque-là, les femmes peuvent écrire, mais ne peuvent se risquer à la création sur des sujets religieux. Gardées à l’écart des charges ecclésiastiques, elles sont réduites à commenter les sujets religieux. C’est à ce même moment qu’a eu lieu ce qu’on peut qualifier d’une « « épidémie de visions » par des femmes. En s’intéressant au calendrier des visions féminines, on peut penser que ces femmes exprimaient une opposition contre les dogmes du clergé et la hiérarchisation de la société, qui les enfermaient dans leur condition de mère ou femme à marier. « Le hasard a voulu que j’écrive ce chapitre au moment où éclatait le scandale Weinstein. C’est là que je me suis dit qu’il y avait un lien entre ces visionnaires et le harcèlement des femmes. En effet, peu à peu, s’est formée en moi l’idée que ces visions et ces prises de parole durant les offices religieux ont constitué – consciemment ou non – pour ces femmes un moyen d’exprimer des abus dont elles ont été les victimes par exemple en tant que servantes. »

Ainsi, « Une fille de M. Buxtehude » nous livre des clefs qui permettent d’interpréter cette époque ancienne autant que celle que nous vivons à présent. Dans ce roman documentaire, l’auteure propose de lever le voile sur cette « invisibilisation des femmes », terme devenu très actuel qui s’est rencontré avec le travail de l’auteure.

Librement rédigé par Emilie Maj
sur la base de propos recueillis auprès de Marie-José Minassian
lors de la rencontre chez Borealia le 26 juin 2021

 Marie-José Minassian en dédicace chez Borealia le 26/06/21
Marie-José Minassian en dédicace chez Borealia le 26/06/21

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