Imaginaires du Nord et d'ailleurs

Une fille de M. Buxtehude – Histoire d’une femme sans histoire

Une fille de M. Buxtehude – Histoire d’une femme sans histoire

24,00

Une ville d’Allemagne du Nord, Lübeck ; un musicien, Dietrich Buxtehude ; ses sept filles. L’une d’elles, Anna Margreta, craint que ne s’efface la mémoire de son père et de son chemin musical.

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Description

par Marie-José Minassian
Roman documentaire, recherche érudite, ce livre tente de lever le voile d’ignorance qui a recouvert ces vies de femmes du XVIIe siècle s’offrant à nous en miroir terni du présent.

Une ville d’Allemagne du Nord, Lübeck ; un musicien, Dietrich Buxtehude ; ses sept filles. L’une d’elles, Anna Margreta, craint que ne s’efface la mémoire de son père et de son chemin musical.
Sa voix, pour en garder témoignage, se mêle à celles de quelques familiers. Dans la suite des récits, c’est toutefois sa figure, celle d’une « femme sans histoire », qui se dessine au travers des mouvements politiques, esthétiques, scientifiques et religieux marquant cette fin d’un XVIIe siècle troublé. Des questions surgissent. Elles annoncent les Lumières et s’approchent de celles où nous entraînent les débats actuels : l’éducation des filles et leur accès au savoir et à la création, l’égalité au sein de la communauté entre femmes et hommes, la manière de vivre sa spiritualité face au dogme et enfin, la place des femmes dans tous les actes du quotidien.

436 pages
index des noms de personnes


Au printemps de l’année 1706, Anna Margreta Buxtehude prit la décision de mener à bien le dessein qu’elle avait formé lors de la visite à son Père de jeunes musiciens venus de Hambourg – celui de raconter l’histoire de sa vie. Son désir un peu vague de l’époque avait peu à peu pris le pas sur tout ce qu’elle considérait comme donnant un sens à ses tâches. Celle qu’elle s’assignait aujourd’hui se faisait pressante, son Père entrant dans ces moments où les forces s’amenuisent et la mémoire devient nonchalante. Lui-même ne semblait guère s’inquiéter de ce que quiconque sût quels avaient été les événements notables de sa vie, car il estimait que son œuvre disait de lui davantage. Et que son éloge funèbre, dont il notait en ces jours les grandes lignes pour celui qui aurait à l’écrire et à le prononcer, suffirait aux éventuels curieux, ou aux hommes reconnaissants.

Certainement. Pourtant, Anna Margreta estimait qu’elle se devait d’entreprendre un tel récit, autant pour lever les obscurités qu’elle sentait peser sur cette vie, que pour offrir un miroir en vue de leur avenir à tous ceux qui choisiraient de suivre la même austère et belle voie que celle que son Père avait retenue. Il était encore à ses côtés, et pouvait lui raconter ce que personne ne savait, ce dont parfois il n’avait été que le témoin indirect, toutes choses qui cependant avaient ordonné son chemin sans que jamais il en mesurât la portée dans l’instant de ses perplexités.

Si Herr Schütz n’avait pas fait cette profession de foi, affirmant son regret d’une position plus modeste et servant mieux son art, peut-être n’aurais-je pas très tôt compris le sens de mon propre engagement et de ma fidélité envers une ville et une église. Mais vous verrez que ce n’est pas là la seule raison, même si celle-ci explique en partie ce que, ma fille, tu penses depuis toujours être ma trop grande modestie.

Les autres raisons tiennent à mes rencontres, aux hommes qui ont su me faire comprendre, jeune organiste encore, que le pouvoir se laisse aller à des caprices égoïstes qui tiennent rarement compte des exigences de notre métier. Je vais vous donner un exemple de cela, pour rester dans l’atmosphère de la cour de Christian IV. Ce roi était si épris de musique qu’il n’avait que peu de considération pour ceux qui la faisaient. Il décida de concevoir une source de sons invisible, provenant d’un espace que nul ne percevait, où seule l’ouïe était concernée. Peut-être pensait-il que les corps des musiciens faisaient barrage au son pur. Ainsi, dans son château des Roses, les malheureux instrumentistes jouaient-ils dans une cave, la cave aux vins, située sous le Salon d’Hiver ; les sons se diffusaient par des conduits placés dans les murs et le plafond.

Le roi satisfaisait de cette façon son goût pour la technique et sa passion pour la musique, se souciant peu des hommes et du fait que, pour jouer agréablement du luth, les doigts des musiciens ne devaient pas être gelés ! Il me semble qu’il avait tort en pensant que la prouesse technique n’était qu’un jeu et que la musique était ailleurs. Il avait tort car ce sont ces corps qui font la musique : des corps s’offrent, sont traversés par les sons, les restituent aux hommes et aux femmes qui les reçoivent et ces traversées des corps – le corps émettant le son et le corps le recevant – sont essentielles pour comprendre la musique et y puiser de la joie. L’énigme de la musique se résout dans nos corps, comme vous le savez, mes filles. Et cette résolution les transporte au plus près du Seigneur.