Jeune traductrice dont le travail a été soutenu par le Centre National du Livre, le volume sonore d’Arthur Hugonnot se devine dès qu’on la rencontre : tonitruant ! Arthur n’hésite pas à monter dans les tours au quotidien contre les discriminations. Sa traduction de Radio-Nord, de l’auteur Danilas Lensky, qui paraît le 7 décembre prochain chez Borealia Éditions est à son image : à la fois sensible et brute de décoffrage. Elle nous offre une grille de lecture de cette histoire de DJ Bob, héros (de roman) malgré lui.
Arthur Hugonnot, tu es la traductrice de Radio Nord, paru récemment aux Éditions Borealia, peux-tu nous parler un peu de ce travail de traducteur qui est assez mal connu ?
C’est vrai que c’est un travail très solitaire. On a souvent cette image mentale du traducteur à sa table, derrière tous ses dictionnaires, qui bûche dans un silence monacal, une sorte de rat de bibliothèque. Radio Nord est un long texte, la traduction en tant que telle a duré un mois sans compter la relecture et les autres opérations éditoriales. Je ne me suis pas vraiment sentie seule en travaillant, car j’ai eu la chance d’être en contact avec son auteur, Danilas Lensky, qui a été très disponible et patient pour répondre à chacune de mes questions. Le texte, en russe, comporte beaucoup de termes d’argot utilisé par les jeunes adultes et adolescents. L’argot est volatil, il évolue très vite et, comme il ne correspond pas au « bon usage » de la langue, il est difficile de trouver les définitions des termes. Le Dictionnaire de l’argot russe et Danilas lui-même m’ont énormément aidée sur ce point. Ne me restait plus qu’à faire le plus difficile : trouver le vocabulaire équivalent en français, et cela dépend de plein de choses : l’âge et la génération du protagoniste, le lieu dans lequel il se trouve, avec qui, quelle relation il a avec son interlocuteur, et quel âge a ce dernier. J’en passe, mais tout cela constitue des paramètres à prendre en compte pour parler sur un registre de langue particulier, et en l’occurrence parler l’argot. C’était une traduction aussi compliquée que passionnante, mes recherches ont mêlé sociologie, linguistique, souvenirs personnels… Enfin, Radio Nord a beau être une fiction, il recèle des éléments autobiographiques, des choses plutôt intimes qui ont trait au vécu de l’auteur, et j’ai dû lui poser quelques questions sur sa vie personnelle pour être bien sûre de saisir tout l’enjeu et toute l’émotion de certaines péripéties du roman. C’était un travail très concret, vivant, avec des discussions riches. Rien à voir, donc, avec la traduction d’un classique dont l’auteur ne serait plus de ce monde depuis longtemps. Chaque texte est différent, il faut s’intéresser à tout et aller au fond des choses. Une fois, j’ai dû chercher comment les Russes travaillaient l’aubépine pour en faire des tisanes, et une autre fois, j’ai remercié ma passion pour les avions parce que j’avais besoin de connaître le modèle d’un avion de lutte anti-incendie.
Ce livre, c’est donc une lucarne par laquelle on se faufile dans la vie des gens ? Qu’est-ce qui t’a attirée et donné envie de rendre disponible cette histoire en français ?
Je crois que le mot-clé de ce récit, c’est la bienveillance. Je sais que la « bienveillance » a pris une connotation condescendante ces dernières années, notamment dans le monde du travail. Mais pour moi, la bienveillance, c’est vraiment le fait de prendre soin des autres et de soi-même, de veiller à ce que tout aille bien, de prêter attention et écoute, et surtout d’avoir une attitude de non-jugement. Il faut toujours essayer de penser plus loin que le bout de son nez. Vivre sa vie, c’est difficile ; vivre ensemble, c’est difficile, et ça ne se passe jamais sans erreurs. Être bienveillant, c’est avoir conscience de cela, avoir conscience que les erreurs n’arrivent pas qu’aux autres, et que si l’on veut espérer être pardonné ou avoir une chance de racheter une faute, on doit en permettre autant à autrui. On nous le répète depuis toujours, dans les sagesses populaires, dans les livres, dans les films, dans l’Histoire : les erreurs sont les erreurs, le tout est d’en tirer les leçons qui s’imposent. Je n’invente rien, j’essaie d’ouvrir grand mes esgourdes, d’en prendre de la graine et d’avoir les yeux en face des trous. Radio Nord dit tout cela simplement, avec beaucoup d’humilité, d’humour, en racontant des moments parfois très émouvants. C’est une histoire qui nous rappelle qu’en vérité, ce que l’humain veut, c’est être heureux et ne pas avoir de soucis. Dans notre laborieuse quête du bonheur, nous sommes tous victimes de notre égarement, de nos affects, de nos grand principes et convictions qui parfois nous aveuglent et nuisent à notre relation aux autres, nous empêchent de nous écouter les uns les autres, de nous comprendre et de dialoguer en paix. Ce récit m’a fait beaucoup de bien. Et j’ai voulu que les lecteurs francophones puissent aussi se faire du bien en le lisant. Dans ma propre vision de la traduction, il y a toujours l’idée de rendre service, de faire ce que je sais faire pour rendre le monde meilleur et aider les autres. Dit comme ça, c’est sûrement un peu gros, un peu idéaliste rêveur, des trémolos dans la voix, mais je crois que c’est bien l’idée. Envoyez les violons, les grandes eaux !
C’est une histoire qui fait du bien et quand je l’ai lue, j’ai voulu que les lecteurs francophones puissent aussi se faire du bien en la lisant.
Dans ma propre vision de la traduction, il y a toujours l’idée de rendre service, de faire ce que je sais faire pour rendre le monde meilleur et aider les autres.
Que penses-tu des personnages de Radio Nord ?
Il y a beaucoup de personnages dans Radio Nord. C’est un vrai panorama de la vie citadine russe aujourd’hui. On fait connaissance au fur et à mesure de la lecture avec des personnages très vivants dont la personnalité et la complexité se dévoilent page après page. Il y a beaucoup de choses à dire concernant les personnages féminins : Ioulitch l’étudiante brillante et énergique, également la petite amie de DJ Bob le personnage principal ; Olga la trop jeune mère à la situation précaire éprise d’un homme au comportement violent et abusif ; Nina, la nouvelle compagne de Tonton Dymov, qui a élevé DJ Bob comme son fils ; Ksenia Baranova l’adolescente de lycée aux nombreuses difficultés familiales ; et enfin Milena la petite fille de sept ans abandonnée par sa mère et recueillie par DJ Bob, mis devant le fait accompli, très intelligente, clairvoyante et dégourdie. Ce sont des personnages qui sont très variés et représentatifs, qui se trouvent dans des situations beaucoup évoquées par la littérature : la relation amoureuse, le conflit familial, le rapport à la scolarité, l’abandon, l’adoption…, mais chacune de ces femmes va réagir de manière plutôt simple et franche aux aléas auxquels elles sont confrontées, contrairement aux scénarios souvent pathos qu’on peut avoir l’habitude de lire ou d’imaginer : les traumatismes, les déchirements, la plongée dans des spirales infernales… Le génie de Radio Nord, c’est de prouver que les choses ne sont souvent pas aussi compliquées qu’elles le semblent. Ce qui frappe, c’est le fait de voir le monde par le prisme des femmes de Radio Nord. Les femmes qui font la Russie d’aujourd’hui : les jeunes, les vieilles, les enfants, les travailleuses, les femmes au foyer, les mères célibataires, les épouses, les collègues.
Ce qui frappe, c’est le fait de voir le monde par le prisme des femmes de Radio Nord.
Les femmes qui font la Russie d’aujourd’hui :
les jeunes, les vieilles, les enfants, les travailleuses, les femmes au foyer, les mères célibataires, les épouses, les collègues.
Je pense particulièrement au cas d’Olga Lopoukhina, la jeune maman de Milena, 25 ans, qui est la figure typique de la victime qu’on blâme. On en apprend de plus en plus sur la vie d’Olga, et on constate que celle-ci n’a pas été facile. Très probablement victime d’agressions sexuelles, prostituée, prise au piège dans de multiples relations de couple abusives avec des conjoints violents, jeune mère sans ressources et sans soutien. Olga abandonne sa fille, car elle n’a pas les moyens de lui offrir une vie décente. D’aucuns préféreront la conspuer, juger la mère, mépriser la prostituée, toiser l’amoureuse transie. La bien-pensance et l’hypocrisie sont deux des multiples maux de nos sociétés dites occidentales. Le jugement et la condescendance sont des capacités auxquelles on accède après avoir gravi un certain nombre d’échelons, avoir fait certaines études, en exerçant certaines fonctions et en ayant acquis certaines opinions. Radio Nord a été écrit en 2002, une décennie après la chute de l’URSS, alors que la Russie se relevait d’une crise économique et sociale colossale. La chape de plomb soviétique avait enfin volé en éclats, mais n’avait pas pour autant emporté avec elle sa morale, ses carcans, son puritanisme, bien au contraire.
Radio Nord a été écrit en 2002, une décennie après la chute de l’URSS, alors que la Russie se relevait d’une crise économique et sociale colossale. La chape de plomb soviétique avait enfin volé en éclats, mais n’avait pas pour autant emporté avec elle sa morale, ses carcans, son puritanisme, bien au contraire.
L’éclatement de l’URSS devait faire entrer une bouffée d’air frais dans une société sclérosée et condamnée à l’immobilisme, il n’en a rien été. Sans compter sur le fait que l’Église orthodoxe n’a pas perdu l’occasion de se poser en martyr du socialisme et opère son retour en grâce jusqu’à métastaser les hautes sphères du pouvoir politique. Fort heureusement, les artistes de Russie n’ont jamais songé à demander la permission à qui que ce soit avant de prendre la parole. Que ce soit les chanteurs et musiciens, les écrivains, les photographes, les peintres, les dramaturges… En Russie, actuellement, un des ennemis publics les plus dangereux est la parlementaire Elena Mizoulina. Une femme. Une femme sévissant depuis le début des années 2010 et qui vote des lois dépénalisant les violences domestiques envers les femmes. Une femme souhaitant au moins restreindre l’accès à l’interruption volontaire de grossesse. Une femme souhaitant renforcer le contrôle de l’Orthodoxie dans les affaires familiales. Bref, selon le journaliste, écrivain et biographe Dmitri Bykov : «[Mizoulina] propose constamment une forme législative pour tout ce qui devrait appartenir au domaine du choix personnel, ce qui est bien plus dangereux qu’une Gay Pride. » Tout cela au nom de grands idéaux : la protection de l’enfance et la remédiation à la crise démographique russe.
Concernant la fameuse protection de l’enfance, imaginons une version de Radio Nord où cette chère Mizoulina ferait son entrée fracassante. Milena, la petite fille de sept ans abandonnée par sa mère et ne supportant pas de se trouver avec Pacha, son conjoint violent. Milena a été recueillie par DJ Bob, son Tonton et sa petite amie Ioulitch. Ils tentent de s’en occuper du mieux qu’ils peuvent, ce qui n’est pas facile. Le texte reste discret mais présente les choses de cette façon : tout, sauf l’orphelinat. DJ Bob est lui-même un orphelin, ses parents étant morts dans un accident. Il a été élevé par sa grand-mère jusqu’au décès de cette dernière, avant que son jeune Tonton Dymov prenne le relais, avec le sentiment de sacrifier sa jeunesse pour élever son tout petit neveu.
Ce que je vais relater ici relève du pronostic, de l’estimation, mais grâce à la morale incorruptible de Mizoulina, Milena serait rendue à sa mère trop pauvre pour la nourrir et subirait les coups de Pacha. Légalement, Pacha aurait le droit de battre Olga, de la blesser gravement. Elle recevrait socialement des injonctions à se marier avec Pacha. Si d’aventure Olga souhaitait divorcer, elle devrait s’acquitter d’une taxe ou d’une amende instaurée pour décourager les ruptures familiales. Quant à DJ Bob, il serait vraisemblablement taxé de pédophile, le mot préféré de Mizoulina qui a pris l’habitude de l’utiliser pour insulter ses détracteurs et opposants politiques. Plus tard dans le roman, on apprend qu’un article a été publié par un journal à scandales sur DJ Bob et la petite Milena. Cette dernière accompagne souvent Bob à la discothèque où il mixe durant la nuit, elle reste avec lui aux platines, passe les disques et fait des annonces. Et pour cause, DJ Bob ne peut pas se permettre de laisser Milena seule à la maison, elle n’a que sept ans et est terrifiée par la solitude. Le journal se sert de cet élément pour insinuer que DJ Bob commettrait des abus sur la personne de Milena, l’accès de mineurs à une discothèque étant normalement interdit.
Le même raisonnement « mizoulinien » s’observe au sein de la communauté catholique intégriste en France qui, au nom de la protection de l’enfance, tente d’empêcher le mariage homosexuel, le droit à l’IVG et la procréation médicalement assistée au moins pour les couples homosexuels. Pas un mot ni aucune proposition d’action, en revanche, concernant la pédocriminalité au sein du clergé. En France, l’impunité des hommes auteurs de crimes sexuels, majoritairement envers les femmes et les enfants, est quasiment totale même lorsqu’il existe des lois. Lors d’une affaire de crime sexuel commis sur mineur, la parole de l’enfant n’a toujours pas de valeur. Je raconte tout cela pour faire comprendre que les enfants sont toujours brandis en étendard par les communautés dominantes qui souhaitent commettre des liberticides et des atteintes aux droits humains, notamment à ceux des communautés vulnérables : personnes racisées, femmes (mères célibataires, femmes divorcées, victimes de violences conjugales), LGBT, etc. Il est en effet bien plus facile de nuire lorsqu’on fait croire que c’est pour la bonne cause.
La Russie est en proie, depuis une bonne partie de son histoire, à une crise démographique grave. 148 millions d’habitants et une natalité en baisse chaque année, c’est bien trop peu pour le plus vaste État au monde. La Russie compense à peine la perte de ses habitants à grâce à l’immigration de personnes venues de pays du Caucase et d’Asie Centrale à la recherche d’une meilleure stabilité politique, de paix et d’un meilleur salaire. Populations que personne ne
se gêne de discriminer, d’ailleurs. Selon Mizoulina, ce serait en restreignant l’accès à l’IVG et en dépénalisant les violences domestiques que cette crise serait endiguée. Je ne sais pas, personnellement, où elle a entendu que la Russie avait encore de nombreux orphelinats à remplir et des femmes en surnombre. Car oui, interdire l’IVG n’a jamais empêché qui que ce soit d’avorter. Cela ne fait que causer de nombreuses morts. Quant à la dépénalisation des violences
domestiques, je ne vois pas un homme blesser ou tuer sa compagne pour ensuite s’occuper de son enfant. Cette loi est une porte ouverte aux infanticides et aux abandons.
Attention, ce que je raconte ici relève de la spéculation. Je rappelle que Mizoulina sévit dans les années 2010, et non-pas à l’époque où Radio Nord est écrit. Mais les personnalités de l’acabit de Mizoulina, qui n’est hélas pas seule, incarnent à la perfection le puritanisme, la fausse morale et l’hypocrisie nuisibles qui sont des caractéristiques des régimes dictatoriaux dans le monde, parmi lesquels le défunt régime soviétique dont le spectre continue de planer sur les États d’ex-URSS. Radio Nord dit ceci : ce n’est pas en cachant ces « cas sociaux » que l’on ne saurait voir, et en s’accrochant à tout prix à une morale hypocrite tachée du sang des innocents qui n’ont commis que le crime d’être différents de la sacro-sainte norme, que l’on ira de l’avant.
Radio Nord dit ceci : ce n’est pas en cachant ces « cas sociaux » que l’on ne saurait voir, et en s’accrochant à tout prix à une morale hypocrite tachée du sang des innocents qui n’ont commis que le crime d’être différents de la sacro-sainte norme, que l’on ira de l’avant.
Ce que l’on appelle « problème » peut ne pas en être. On peut dire qu’il y a deux façons d’approcher le « cas Milena » : la vision politico-légale et la vision tout simplement humaine. Selon la première, Milena aurait dû être confiée par DJ Bob à un organisme d’assistance publique qui l’aurait sans doute placée dans un orphelinat avant qu’elle soit adoptée ou placée en famille d’accueil. Il semble que l’orphelinat en Russie soit relaté le plus souvent dans la littérature comme un lieu difficile, une expérience traumatisante faite de solitude, de violence physique et émotionnelle et de mauvais traitements. Ce traumatisme de l’orphelinat me semble un vécu généralisé dans le monde entier. Les faits divers et les témoignages terribles de personnes ayant été placées en famille d’accueil sont légion. C’est ce que semblent penser les personnages de Radio Nord. Dans sa lettre d’excuses et d’adieu, Olga, la mère de Milena, a écrit à DJ Bob combien elle a confiance en lui et en le fait qu’il offrira à Milena une vie meilleure. J’en arrive donc à la deuxième vision du « cas Milena ». Une vision plus simple. DJ Bob, Ioulitch, Nina et Tonton Dymov se retrouvent malgré eux avec une enfant sur les bras et ne veulent que son bonheur. C’est une situation précaire, instable. On peut faire des reproches à leur décision de ne pas la confier à un orphelinat. Une décision bourrée d’imperfections et d’incertitudes. Mais la vie de chacun n’est-elle pas pleine de ces imperfections et de ces incertitudes ? Qui peut prétendre savoir appliquer judicieusement et sans bavure le manuel de la vie ? Les situations non-standard, les laissés pour compte, les sacrifices sont plus communs qu’on ne le pense à l’échelle de la population d’un pays. Et les législations rétrogrades, les répressions ne font qu’envenimer les choses, fragiliser des vies et conforter encore plus la position de ceux à qui profite la misère.
On peut choisir de voir les choses de manière compliquée, on peut choisir de voir de la douleur, du déchirement, de l’arrachement, du kidnapping là où il y a accueil d’une enfant abandonnée et adaptation pour la faire grandir dans des conditions satisfaisantes. En cela, Milena est un personnage précieux.
On peut choisir de voir les choses de manière compliquée, on peut choisir de voir de la douleur, du déchirement, de l’arrachement, du kidnapping là où il y a accueil d’une enfant abandonnée et volonté la faire grandir dans des conditions satisfaisantes. En cela, Milena est un personnage précieux. Les enfants semblent voir les choses simplement : je suis triste, je suis heureuse ; c’est bien parce que…, ce n’est pas bien parce que… Milena est très triste d’avoir été abandonnée par sa mère, mais elle aime beaucoup Vanka son grand ami avec qui elle s’amuse, DJ Bob qui lui apprend à devenir animatrice radio, et les personnes qui s’occupent d’elle au quotidien. On peut choisir de dresser un un portrait sensationnaliste de l’affaire Milena pour s’attirer du lectorat et mieux vendre son journal, on peut aussi choisir de se taire et de regarder la vie suivre son cours, le quotidien de Milena se dérouler sous ses pas, sans jugement, avec bienveillance, avec remise en question personnelle, avec confiance. Voyez comme, en parlant de la vie des personnages féminins de Radio Nord, on aborde plusieurs sujets de société vastes et importants. Des « choses » qu’il faut parvenir à regarder en face si on veut espérer les comprendre, remédier aux problèmes que l’on rencontre, apporter son aide, rendre service et rendre le monde meilleur. Car nous aspirons tous à une vie meilleure dans un monde meilleur.
Je crois qu’en écoutant les groupes sociaux vulnérables et en prenant en compte leurs besoins et leurs spécificités, et en faisant en sorte de les protéger, on ne peut que rendre service à l’ensemble de l’humanité, de la société. Par « groupe social vulnérable », j’entends les personnes non-blanches, les personnes handicapées, les personnes LGBT, les personnes pauvres… et les femmes. Dans la plupart des sociétés, les femmes sont victimes de misogynie. La Russie n’échappe pas à cet état de fait. Dernièrement, c’est justement cette dépénalisation des violences domestiques, dont les femmes sont les premières victimes avec les enfants, ainsi que l’interdiction pour les femmes d’exercer plusieurs centaines de professions, qui ont attiré la Russie sous les feux des projecteurs ces dernières années.
Par le prisme des femmes, nous abordons des sujets de société qui les concernent directement, et qui ont une influence sur l’ensemble de la société. Actuellement, en 2020, je pense qu’il est obligatoire d’être féministe pour être « quelqu’un de bien ». Le féminisme, pour rappel, n’est ni plus ni moins que le fait de vouloir l’égalité entre les femmes et les hommes. Les hommes bénéficient du féminisme, car les hommes sont également victimes de leur propre misogynie, en s’interdisant d’exprimer leurs émotions, d’avoir des moments de faiblesse, certains centres d’intérêt, certains comportements pourtant très humains. C’est ce qu’on appelle la masculinité toxique. Pour reprendre un grand cliché : Radio Nord dit beaucoup de choses en peu de mots. Comme je l’ai dit, c’est un texte à l’écriture limpide et profondément sincère. C’est un texte qui apporte du baume au cœur, qui nous aide à panser les blessures de nos vies. Pour reprendre un grand cliché : Radio Nord dit beaucoup de choses en peu de mots. Comme je l’ai dit, c’est un texte à l’écriture limpide et profondément sincère. C’est un texte qui apporte du baume au cœur, qui nous aide à panser les blessures de nos vies.
Tu ne crois pas que tes propos relèvent de l’extrapolation ?
Non, je ne pense pas. Je crois que Radio Nord est comme un prélèvement scientifique que l’on va analyser pour tenter de comprendre un organisme. C’est une petite partie d’un tout, c’est un petit bout qui va nous apprendre énormément de choses concernant cet organisme tout entier. C’est la force de ce texte : une dizaine de personnages principaux et récurrents, quelques péripéties riches en rebondissements et en émotions en disent beaucoup sur le monde d’aujourd’hui. L’histoire se passe en Russie, en Sibérie du Nord pour être exact, mais elle s’adresse aux lecteurs du monde entier, elle est très universelle. Danilas Lensky dit lui-même à propos de son roman : « Je ne sais pas comment bat le cœur des gens, chacun a son propre tempo ; mais il me semble qu’il existe un moment où nos cœurs battent à l’unisson. C’est de cet unisson que parle mon livre. » En d’autres termes, nous avons beau être tous différents les uns des autres, nous sommes tout de même plus de sept milliards d’êtres humains dont les vécus sont parfois identiques. Nous avons globalement la même aspiration fondamentale au bonheur, nous franchissons des étapes similaires dans nos vies : enfance, adolescence, accès à l’âge adulte, maladies, amitiés, amours, pertes d’êtres chers, vie de famille, vieillesse, mort… Nous sommes des êtres sociaux, notre vie est donc rythmée par la relation à autrui et les interactions sociales. Nous sommes tous différents, mais il y a toujours, à chaque instant, le moyen de nous écouter et de nous comprendre pour peu qu’on le veuille.
Je crois que Radio Nord est comme un prélèvement scientifique que l’on va analyser pour tenter de comprendre un organisme. C’est une petite partie d’un tout, c’est un petit bout qui va nous apprendre énormément de choses concernant cet organisme tout entier. C’est la force de ce texte : une dizaine de personnages principaux et récurrents, quelques péripéties riches en rebondissements et en émotions en disent beaucoup sur le monde d’aujourd’hui.
Arthur Hugonnot
Est-ce qu’il n’y a pas des raisons personnelles pour lesquelles tu as souhaité traduire Radio Nord ?
Si, absolument. Moi-même je suis une femme LGBT. Il n’est pas question de ce sujet-là dans Radio Nord, mais l’idée de non-jugement, de bienveillance envers autrui et celle d’humilité véhiculées par ce roman me sont chères. Je partage les valeurs du texte et cela a évidemment renforcé mon désir de le traduire. Désir, c’est le mot. Il va de soi que je ne voudrais pas traduire un texte contraire à mes valeurs de respect, de célébration des différences et de justice.
Évidemment, je ne suis pas un modèle, parfois je dis des « conneries » et j’en fais. Il ne faut pas confondre « valeurs » et « qualités ». Les valeurs, ce sont des principes qui guident nos vies et qui nous inspirent. Des choses vers lesquelles on s’efforce de tendre. Il y a une différence entre faire des erreurs et en prendre conscience, se remettre en question et progresser, et faire des erreurs sans vouloir le reconnaître, en n’en ayant rien à faire ou en le faisant exprès, en cherchant à nuire. Je parle beaucoup de « non-jugement » dans cette interview, c’est une valeur que je trouve à la fois altruiste et « égoïste ». Altruiste parce qu’il s’agit d’une manière de considérer les autres sans les agresser ou leur faire du tort, et « égoïste » parce qu’il en va de mon propre intérêt. Je sais que moi-même je fais des bêtises, et que si je veux espérer être pardonnée ou avoir une chance de me racheter, je dois permettre la même chose aux autres, comme je l’ai dit plus haut.
C’est cela aussi la vision de Radio Nord : penser à soi, à son bien, à son bonheur, ce n’est pas être égoïste, c’est normal. Tous les secouristes vous le diront : comment protéger les autres si l’on ne se protège pas d’abord soi-même ?
C’est cela aussi la vision de Radio Nord : penser à soi, à son bien, à son bonheur, ce n’est pas être égoïste, c’est normal. Tous les secouristes vous le diront : comment protéger les autres si l’on ne se protège pas d’abord soi-même ? Il ne faut pas se négliger, il ne faut pas faire des concessions ou des sacrifices qui nous privent de ce qui est essentiel pour nous, car nous n’avons qu’une seule vie. C’est toujours cette histoire du juste milieu, de trouver l’équilibre entre soi-même et les autres. J’apprends et je prends conscience de choses à chaque texte que je traduis. Je découvre d’autres façons de voir le monde, et cela m’enrichit. J’ai l’impression de devenir une meilleure personne. Traduire Radio Nord, c’est également l’occasion d’exprimer ma gratitude envers ce texte et son auteur pour ce qui m’a été enseigné. J’aime traduire des textes écrits par des personnes qui ont des choses à dire, qui s’inscrivent dans une démarche positive pour formuler des idées, construire quelque-chose, apporter leur pierre à l’édifice de l’humanité. Ces personnes, cela peut-être n’importe qui, de la sommité académique à celle qui n’a jamais trop lu de livres. C’est encore une des raisons pour lesquelles j’aime Radio Nord : Danilas Lensky était jeune quand il l’a écrit. C’était un étudiant qui avait une vision du monde sincère et qui a souhaité la partager. Peut-être a-t-il tort, mais ce n’est pas la question.
Qui peut se targuer d’avoir raison sur un sujet qui concerne la vie humaine ?
Qui peut se targuer d’avoir raison sur un sujet qui concerne la vie humaine ? Même d’un point de vue scientifique, ce ne serait pas possible. Avoir tort, ce n’est pas grave, cela permet de discuter et d’avancer, c’est essentiel à la construction de la pensée. Nous sommes tous des humains qui tâtonnons ensemble sur le même bateau. L’important, ce n’est pas d’avoir raison ou tort, c’est de vouloir avancer dans la bonne direction : celle du bonheur. Et ce bonheur, selon Danilas Lensky, il passe par le fait de vivre ensemble en prenant soin les uns des autres. La vie est trop courte, trop précieuse, et nous sommes trop imparfaits et limités pour nous permettre d’ostraciser notre prochain, pour suivre des prétendues normes qui ne correspondent à rien, et pour passer notre existence dans un climat de peur, de haine et d’aigreur. Il me semble qu’un type a dit une fois « aimez-vous les uns les autres » mais je ne sais plus qui c’est. Donc, encore une fois, on n’invente rien, ce n’est pas moi ni Danilas qui le disons. Prenons soin de nous. Prenons soin de nous, et chérissons les êtres qui nous sont chers.
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