Charlotte Boucault

Charlotte Boucault – copyright Milena Boclé Reznikoff / Charlotte Boucault

Charlotte Boucault est traductrice. Son amour pour la littérature et l’écriture l’a naturellement poussée à s’intéresser à la culture des peuples autochtones de Russie, après avoir décidé de compléter ses langues de travail par le russe en entamant des études de traduction à l’Institut des Langues Orientales (Inalco, Paris). Elle travaille actuellement sur un nouveau projet : les Contes des forêts. C’est pour voir de ses propres yeux ce qu’elle a rencontré lors de l’élaboration de son mémoire qu’elle s’est rendue en avril 2017 dans la région de Khanty-Mansiïsk

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Charlotte, d’où vous vient cet intérêt pour la langue russe et la Russie ?

Je n’ai jamais vraiment su pourquoi le russe, pourquoi la Russie… Quand vous n’êtes pas bilingue de naissance, que vous optez pour la traduction, et même si l’idée semble « usée », c’est un peu la langue qui vous choisit. Parce qu’elle vous parle… Par ses sonorités, son rythme, la langue russe m’a toujours fascinée. Et ma grand-mère paternelle a sans doute indirectement guidé mon choix. Elle s’était rendue en URSS, lorsque Saint-Pétersbourg était encore Leningrad. L’enthousiasme avec lequel elle m’a décrit son voyage m’a marquée. Pour finir, j’ai toujours passé beaucoup de temps à lire et je pense que les œuvres russes ont un effet « claque » lorsque l’on plonge dedans pour la première fois. La littérature russe est un incontournable pour les grands lecteurs. Elle éveille systématiquement la curiosité.

Et comment avez-vous découvert les peuples de Sibérie ?

Il y a quelques années, j’ai fait un premier voyage en Russie. À Saint-Pétersbourg, plus précisément. Je suis tombée sous le charme de cette ville. « Piter », comme l’appelle les Russes, ne laisse jamais indifférent… Mais j’avais aussi envie de découvrir l’autre visage de la Russie : celui de la Sibérie. Une lointaine terre d’aventure, « extrême » et énigmatique… Je suis donc d’abord partie quelques mois en échange universitaire à Krasnoïarsk. Cette expérience a éveillé mon intérêt pour cette partie asiatique de la Russie. C’est pour cette raison que j’ai choisi d’assister aux séminaires « Cultures sibériennes » et « Peuples des Grands Nords » dans le cadre du Master Traduction Littéraire, cursus que j’ai suivi à l’Inalco. Ces séminaires sont dispensés par un enseignant-chercheur qui travaille avec les peuples autochtones de la Sibérie (sub)arctique: Dominique Samson Normand de Chambourg. C’est donc grâce à ce maître de conférences, passionné et passionnant, que j’ai décidé de consacrer mon travail de fin d’études aux Khantys et aux Mansis.

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Pourquoi spécialement les Mansis et les Khantys ? Qui sont-ils ?

C’est dans le cadre de ces séminaires consacrés à la Sibérie que j’ai entendu parler pour la première fois des Khantys et des Mansis ; en fait, ils sont parents des Hongrois ! Ces deux communautés font partie de la quarantaine de minorités reconnues officiellement en l’an 2000 par la Fédération de Russie. Les Khantys et les Mansis peuplent les rives de l’Ob et de ses affluents en Sibérie occidentale, ils demeurent essentiellement dans le district autonome des Khantys-Mansis – Iougra, une région grande comme la France. Traditionnellement semi-nomades de la taïga, ils vivent de la pêche, de la chasse et, pour certains groupes, de l’élevage de rennes. L’histoire des peuples autochtones est liée à celle de la Russie. Il faut bien sûr avoir en tête que les Khantys et les Mansis se sont toujours « construits avec et contre les Russes », selon l’expression de Dominique Samson. Au fil du temps, les périodes de coexistence pacifique, d’interactions et de confrontations se sont succédées. On compte aujourd’hui en Russie environ 30 000 Khantys et 12 000 Mansis. La situation des langues autochtones est devenue critique : en 1989, on dénombrait 19 900 locuteurs du khanty contre 3 000 pour le mansi, mais en 2010, ils n’étaient respectivement plus que 9 600 et 900 à parler la langue de leurs ancêtres.

Comme le mode de vie et les traditions des peuples autochtones, les langues sont donc menacées par la culture dominante et par des enjeux qui dépassent souvent ces communautés. De plus, les compagnies de gaz et pétrole continuent de piller et souiller les terres sur lesquelles vivent les familles qui ont gardé un mode de vie « traditionnel » ou qui ont décidé d’y revenir après l’implosion du régime soviétique. En dépit des mesures mises en place par le pouvoir pour préserver mode de vie et culture des différents peuples autochtones, celles-ci ne sont pas toujours respectées dans la pratique. Ce, même s’il existe, dans la Constitution de 1993, des points garantissant les droits territoriaux et culturels de ces communautés.

Voilà, ce sont toutes ces raisons qui m’ont poussée à consacrer mon travail de fin d’études aux Khantys et aux Mansis. J’ai l’envie de faire découvrir ces peuples, de faire entendre leur voix, par le biais de la traduction de leurs œuvres.

Que vous a appris la traduction des contes mansis et khantys sur la culture de ces peuples ?

La culture des Mansis et des Khantys accorde une place prépondérante aux traditions orales, et ce même depuis l’arrivée de l’écrit dans le Nord. C’est à l’oral que les mythes, légendes, contes, chants, proverbes, dictons et devinettes se sont transmis de génération en génération. Une partie de ce patrimoine passe désormais par l’écrit depuis les années 1930, époque à laquelle on a mis en place des langues littéraires officielles pour les Mansis et Khantys. Nombre d’écrivains rédigeaient leurs œuvres dans leur propre langue, puis les traduisaient eux-mêmes en russe (ou les voyaient traduites par d’autres personnes). Aujourd’hui, il est malheureusement rare de rencontrer, parmi les jeunes écrivains, des auteurs qui écrivent dans leur langue maternelle.

Le recueil de contes que j’ai choisi de traduire pour Borealia s’intitule Contes des forêts. Si les contes n’ont pas vocation à se limiter à la sphère des enfants, bon nombre de ces œuvres de tradition orale leur sont destinées. En matière éducative, les Mansis et Khantys n’ont pas pour habitude de punir les enfants, ni de les forcer de manière brutale à faire quelque chose : on préfère les responsabiliser. L’éducation se fait selon le précepte : « Observe et réfléchis avant d’agir ». Toujours dans le plus grand respect de la nature et de la terre nourricière : il s’agit de comprendre cet univers, car l’auditeur ou le lecteur d’aujourd’hui est peut-être l’éleveur et le chasseur-pêcheur de demain. Les contes sont en fait de véritables leçons de vie ; ils sont la première école des enfants.

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Récemment, vous êtes allée dans la région de Khanty-Mansiïsk. Les contes vous ont-ils bien préparée à ce voyage ? Y avez-vous reconnu ce que vous aviez lu ?

Dans une certaine mesure, oui… En ce qui concerne le mode de vie traditionnel évidemment. Une fois sur place, quand on me parlait de tchoum (la tente conique), de narta (le traîneau), de sakh (le vêtement) ou de tchouval (la cheminée), je savais déjà de quoi il s’agissait, car on trouve ces objets partout dans les contes. Les récits que j’ai traduits m’ont aussi familiarisée avec des animaux que je connaissais mal ou dont je n’avais jamais entendu parler! Mon seul regret : ne pas avoir pu tous les apercevoir lors de mon voyage sur le terrain. L’objectif, pour moi, était d’être enfin confrontée à tout ce que j’évoquais dans ma traduction. Voir de mes propres yeux… Traduire sans savoir de quoi on parle m’a toujours paru inconcevable.

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Vous avez été dans un campement d’éleveurs de rennes, qu’avez-vous ressenti au beau milieu de cette nature sibérienne ?

J’ai ressenti tellement de choses ! Ce qui m’a le plus frappé ? La nature, comme endormie et statique. L’immensité de ce tapis blanc lardé de pins. Le silence, partout. Le temps, à l’arrêt. Un monde qui s’ouvre à 360 degrés…

Milena Boclé Reznikoff, étudiante à l’Institut français de géopolitique (IFG-Paris 8), et moi avons été accueillies par Iouri Kouzmitch, éleveur de rennes khanty dans le Kazym. Une fois arrivée sur son campement, j’avais l’impression d’avoir atteint le bout du monde. Un monde que rien ne semble pouvoir ébranler. Et pourtant…

Les Mansis et les Khantys ont un autre rapport au temps et à l’espace que nous, Occidentaux. C’est aussi cela qui m’a sauté aux yeux. Notre société a entrepris une course à laquelle elle semble ne pas vouloir mettre fin : aujourd’hui, tout doit être rentable et rentabilisé, même le temps qui passe ! Nous ne savons plus nous arrêter pour observer, pour apprécier ce qui nous entoure. En particulier, la nature. La vie autochtone, elle, suit harmonieusement celle de la terre. Le vivant n’est prélevé que par absolue nécessité. Tout semble se faire de manière raisonnée, dans le respect et la conscience de ce qui est offert.

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Que vous a apporté la ville et que vous a appris la nature durant votre séjour ?

La ville, le savoir. La nature, l’expérience. Que ce soit dans les villes de Khanty-Mansiïsk, de Sourgout, de Beloïarsk ou dans le village de Kazym, j’ai pu visiter divers musées ethnographiques, instituts de recherche, fonds du folklore et bibliothèques consacrées à la littérature autochtone. Les rencontres, avec des spécialistes du folklore (linguistes, folkloristes), journalistes, poètes, écrivains et artisans m’ont évidemment beaucoup apporté. Mais c’est au contact de la nature que j’ai vraiment appris et compris comment les peuples mansi et khanty vivent : auprès de ceux qui n’ont pas encore quitté la taïga pour la ville…

Quelle est la rencontre qui vous a le plus touchée là-bas ?

Toutes les rencontres que j’ai faites ont été de belles rencontres. Authentiques. Que ce soit en milieu urbain ou rural, l’attachement des Mansis et des Khantys à leur culture est bien réel. Ce qui m’a vraiment émue…

C’est vraisemblablement la rencontre avec l’éleveur Iouri Kouzmitch qui m’a le plus marquée. Son campement, situé à une heure en motoneige du village de Kazym, est un petit bout de paradis. À notre arrivée, nous avons été invitées à boire le thé dans l’isbouchka (« cabane » en russe) où vit Iouri. Nous avons aussi pu goûter la viande de renne crue. Nous sommes ensuite partis à la recherche du troupeau. Après l’avoir trouvé, Iouri nous a confié la motoneige pour que nous rentrions au campement. L’éleveur, lui, est revenu à pied, suivi de son troupeau. C’était magique d’assister à l’arrivée des rennes. Ces animaux semblent tout droit sortis d’un conte. Les approcher, les nourrir, les caresser : extra-ordinaire !

Trois rennes ont ensuite été attelés et nous avons pu monter à bord du narta, le traîneau de Sibérie. Le renne est un symbole. Voir ces animaux en Sibérie signifie que les peuples autochtones y sont toujours présents et que leur culture est bien vivante !

Retournerez-vous en terre mansie et khantye?

Évidemment ! Il y a encore tellement à apprendre des peuples autochtones… Lors de mon prochain voyage, j’aimerais pouvoir me rendre sur un campement mansi, et je rêve d’accompagner des éleveurs nomades sur le chemin de transhumance des troupeaux.

Quelle chance de pouvoir partager cette expérience avec des lecteurs, qui, à leur tour, pourront découvrir l’univers des Khantys et des Mansis !

copyright Charlotte Boucault

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couverture Quand la lune descendit sur Terre

À suivre donc :
– parution des Contes la forêt aux éditions Borealia en 2023 !
– Adaptation des contes mansis en spectacle : Dans la taïga (à partir de juin 2022 : information traduction.bc(a)gmail.com)

Information sur les études de russe à l’INALCO : cliquez ici

Propos recueillis par Borealia
Remerciements particuliers à Dominique Samson Normand de Chambourg
Paris –  juillet 2017, mise à jour février 2022
copyright : Borealia éditions/ Emilie Maj/ Charlotte Boucault